« Je veux savoir qui c'est. » Il l'avait pas vu venir. Ce boulet de canon caché sous ce sourire innocent. Une exhortation anodine. Futile, même. Pour toute réponse, il a levé les yeux au ciel, les épaules secouées par un rire moqueur. Il a ri, oui. Parce que c'était con. Parce que Poppy, elle part toujours dans des délires qui finissent par prendre la poussière. Alors Milan, il l'a pas prise au sérieux. Même quand elle l'a mis sur la table, le sujet sensible du donneur. Leur père, qu'elle aime tant lui rappeler. La clope collée aux lèvres, il l'avait écoutée distraitement lui parler de ce site. Une plate-forme qui permettait de retrouver son donneur, nouer contact avec ses autres « frères et soeurs ». De quoi faire sourire un peu plus le jeune homme. Parce que Milan, il prend tout à la légère. Parce que pour Milan, rien n'est grave. Tout ira bien.

Sauf qu'aujourd'hui, plus rien ne va.

« J'ai envie de savoir d'où on vient Milan. Ca t'a jamais perturbé toi ? De ne pas pouvoir lui donner un nom ? De pas savoir ce qu'il fait, à quoi il ressemble ? T'as jamais eu envie de savoir qui est ton père, notre père ? » Il a haussé les épaules, Milan. Il s'en fout bien de son géniteur. Pourtant, dire qu'il n'a jamais dessiné son visage sur le voile de ses paupières closes serait mentir. Est-ce que son sourire, un brin moqueur, lui vient de lui ? Est-ce que cette lueur malicieuse brille aussi dans ses yeux ? Est-ce que sa passion pour la mer lui vient d'un brave capitaine ayant bravé vents et marées ? Bien sûr qu'il se les est posées, ces questions. Qui ne l'aurait pas fait ? Qui n'aurait jamais eu envie de savoir ? Mais, Milan, dès qu'il ouvrait les yeux, il l'oubliait. Son père n'était pas là. Son père n'est qu'un donneur. Un gars qui, certainement en quête d'argent, a dû emprisonner sa propre semence dans un bocal en plastique. C'est un peu con. Un peu pitoyable. Alors, Milan, il a haussé les épaules. Parce que Milan, son imagination le satisfaisait amplement.

Mais face au regard implorant, il a cédé. Il a perdu. Il s'est perdu.

« Je viens de trouver une de nos sœurs ! » Milan a hoché la tête en silence, plongé dans la lecture du dos du paquet de corn flakes. Poppy, fébrile, ne tenait plus en place. Elle dressait son portrait fictif, exaltée par la seule idée d'avoir une petite sœur. Milan ? Il essayait de chercher la sortie de son putain de labyrinthe. Parce que Milan, il s'en fout de son géniteur. Mais il se fout encore plus de ceux dont le même sang coule dans les veines. Il a Poppy. Et leurs mères. Famille atypique, certes. Mais sa famille. Et Dieu, qu'il les aime. Les places sont prises. La famille ne s'agrandira pas. Non. Ce sont elles, les femmes de sa vie. « Et je ne t'ai pas dit ? Elle vient de Savannah et a 21 ans ! C'est génial, non ? » Milan n'a pas trouvé la sortie. Il ne la trouvera pas. Il relève les yeux vers sa sœur au visage éclairé par un sourire démesuré. Mais Milan, il n'arrive pas à partager cette joie. Et Milan, ça le frappe de plein fouet. Bordel, qu'est-ce qu'il a fait ?

Parce que Milan est pris au piège.

Milan se surprend à l'observer plus que d'ordinaire. La belle endormie. Les traits apaisés. Il cherche la faille. Il cherche l'indice. Le coeur battant, à l'affût. Apeuré par la simple idée de dénicher ce qu'il cherche. Ce qu'il redoute. N'a-t-elle pas le même nez ? Et cette façon de sourire, ne ressemble-t-elle pas étrangement à la sienne ? Et leurs rires, ne résonnent-ils pas de manière identique ? Les questions le taraudent. Le hantent. L'obnubilent. Et si c'était elle ? Elle, l'abandonnée qui a souffert de l'absence de ce père inconnu. Elle, la voleuse qui s'est emparé de son coeur pour s'en faire propriétaire. Elle, la fille qui partagent ses nuits, ses rires et ses rêves. La belle se réveille. Elle le couve d'un regard encore ensommeillé. S'approche de lui pour l'embrasser. Mais Milan recule. Et leur histoire se lézarde un peu plus. Elle ne semble plus aussi infaillible qu'autrefois. Elle fronce les sourcils. « Putain Milan, tu peux me dire ce qu'il se passe ? Pourquoi t'agis comme ça ? » Milan, il se tourne sur le dos. Et contemple le plafond. Dans sa tête, une voix hurle. De désespoir, un peu. De rage, surtout. Parce que Milan, il veut l'aimer. Parce que Milan, il veut l'embrasser. Parce que Milan, il veut être l'amant de ses nuits. Parce que Milan, il ne veut pas être hanter par ce simple doute : et si c'était elle, ma sœur. Parce que Milan, il veut pouvoir laisser courir ses doigts sur sa peau sans avoir l'impression de transgresser l'éthique. Parce que Milan, il veut pouvoir la dévorer du regard sans que la pensée d'être un pervers ne vienne le faire culpabiliser. Parce que Milan, il veut retrouver ce temps où ces appréhensions n'étaient pas. « Rien. » Qu'il lâche dans un soupir. Il sait. Il le sent. Que sa réponse ne la satisfait pas. Elle se lève même, comme une furie. Peut-être n'aurait-elle pas réagi de façon aussi brusque si ce n'était pas la première fois qu'ils avaient cette conversation. « Dis-moi ce qu'il se passe. Ou je me casse pour de bon. » Et il ferme les yeux. Pour ne pas avoir à subir son regard désapprobateur. Pour ne avoir à faire face à la déception sur ses traits quand il lui dira. « Tu comprendrais pas... » Ou peut-être est-ce lui qui n'a rien compris. Elle ne dit rien. Mais elle est toujours là. Il sent sa présence. Il entend son souffle saccadé. Se retient-elle de pleurer ? Il ne veut pas savoir. Le con. Le lâche. Et enfin, il l'entend enfiler ses vêtements. Ce n'est que lorsque la porte aura claqué qu'il s'autorise à ouvrir les yeux. Il s'arrache de son lit. Se passe la main dans ses cheveux. Ca le ronge. Ca le bouffe de l'intérieur. Il fait les cent pas, comme un lion en cage. Son poing s'abat contre le mur. Un cri s'échappe de sa bouche. Mélange de souffrance et de colère.

Putain de géniteur de merde. Il ne le connaît pas. Mais il le déteste déjà. Il les déteste tous autant qu'ils sont, ses frères. Ses sœurs. Sa sœur.