Le temps était vraiment magnifique : le soleil était au rendez-vous et Emma profitait de la sensation agréable que la chaleur laissait sur sa peau. Elle n'avait pas prévu de rester aussi longtemps au parc mais elle s'était plongée dans un bouquin, et au fil des pages et des rires des passants, elle n'avait pas vu le temps passer. Il était plus de dix-sept heures lorsqu'elle daigna enfin lever les yeux de son vieil exemplaire d'Orgueil et Préjugés. Le soleil tapait un peu moins fort à présent mais en jetant un coup d’œil à ses avant-bras, elle s'aperçut qu'ils avaient pris une teinte cramoisie. Et merde ! Elle plongea rapidement la main dans son sac à la recherche son après-solaire. Ça faisait maintenant presque six ans qu'elle habitait à Savannah et elle ne s'était toujours pas habituée au climat si différent de Dublin. Lorsqu'elle reposa son sac auprès d'elle, elle entendit un rire familier. Elle fit volte-face. Un de ses élèves approchait. Judicaël et elle étaient très proches, enfin, autant que le permettait leur relation élève, professeur. Il était arrivé il y a peu de temps et elle s'était immédiatement pris d'affection pour le jeune homme. C'était un garçon très futé mais moins futé qu'elle, et ça les amusait beaucoup. Un regard vers sa montre lui confirma que Jude ne se trouvait pas à l'endroit où il aurait dû se trouver. Je vois que tu estimes que les cours de géographie sont trop biens pour toi ! Elle mima une grimace et lui fit signe de s'asseoir à côté d'elle, déplaçant son sac pour lui laisser de la place.

Un deal ? Le fait est qu'Emma n'avait pas vraiment besoin de faire de deal. Elle était majeure et vaccinée, et plus important encore, sa journée était terminée depuis le midi, elle avait tous les droits d'être ici. Elle esquissa un sourire quand elle réalisa qu'elle était en train d'essayer de se justifier à un garçon qui était totalement à côté de la plaque. Elle regarda rapidement par dessus l'épaule de l'adolescent et vit ses amis, au loin. Vue d'ici, on aurait pu penser qu'ils faisaient un concours pour savoir lequel allait manger le bitume en premier. Elle reporta son attention sur Judicaël. T'as raison, la géo ça ne sert à rien, de toute manière toi t'es un littéraire, ça se voit tout de suite. Le sarcasme était perceptible dans sa voix, une de ses mauvaises habitudes. Mais elle était bien contente de l'avoir, cette mauvaise habitude, lorsqu'elle avait affaire à Jude. Par moment, elle aurait juré que ce garçon faisait exprès de lui mettre les nerfs en boules. Elle ne comprenait pas pourquoi il n'aimait pas le lycée, elle savait bien que ses relations avec les autres élèves étaient difficiles mais elle était persuadée qu'il arriverait un jour à s'adapter. Elle sentait bien qu'il n'avait pas vraiment l'intention de se faire exclure. Premièrement, si ça avait été le cas, il ne l'aurait sûrement pas dit, et deuxièmement, il aurait trop peur de décevoir Athéna. Elle décida cependant de jouer la comédie. Si tu veux te faire exclure il va falloir trouver un moyen plus efficace, parce que traîner avec un prof, c'est pas super badass, enfin je dis ça.... Un rire léger s'échappa de sa gorge et elle prit le livre qui reposait sur ses genoux afin d'en reprendre la lecture. Mais Jude ne comptait pas clore la conversation comme cela. Il ne put s'empêcher de répliquer, sa mauvaise habitude à lui, apparemment.

Emma resta bouche bée face à la réaction de l'adolescent. Il n'avait visiblement pas compris que c'était du second degré et son petit speech désagréable et plein d’arrogance blessa la jeune femme. Elle pensait réellement que Jude l'appréciait mais il faut croire qu'elle s'était trompée. Ça n’avait rien de « cool » d’être enseignante. Emma avait vraiment beaucoup bossé pour décrocher ce poste, elle avait enchaîné les petits boulots pour pouvoir payer la formation et même si son emploi du temps était à présent assez léger et qu’elle était plutôt bien payée, cela ne l’empêchait pas de passer plusieurs heures par jour à corriger des copies ou à préparer son cours du lendemain. Elle s'inquiétait souvent pour ses élèves, elle voulait plus que tout les voir réussir dans la vie. Elle referma brusquement son livre et le rangea dans son sac. Judicaël ne cherchait qu’à l’énerver et elle le savait très bien. Elle ne céderait pas à son jeu. S'il voulait être méchant et se prendre la tête avec quelqu'un, très bien, mais ce ne serait pas avec elle. Elle s’apprêtait à partir et s'était déjà levée quand elle changea subitement d’avis.

Tu sais quoi Jude ? Je ne suis pas payée à rien faire. En réalité, je suis même sous-payée si tu veux mon avis. Je mériterais le double pour avoir la force de supporter des gamins comme toi, qui se croient tout permis parce qu’ils ont eu un début de vie difficile. Écoute, t’as le droit d’être en colère mais ce n’est pas moi la raison de cette haine, alors garde tes remarques désagréables pour toi et pars si t’en as envie. Ce n’est pas moi qui suis venue te parler en premier lieu.

Emma avait fixé le garçon dans les yeux pendant qu’elle parlait mais elle ne réussit qu’à déchiffrer de l’indifférence. Feinte ou réelle ? Elle n’en avait aucune idée. Elle espérait simplement avoir réussi à toucher un peu son élève, qu'il comprenne qu'il avait dépassé les bornes. Elle soupira et commença à jouer avec une mèche de ses cheveux pour se détendre. Elle n’avait pas haussé la voix contre Jude, elle avait exposé ses propos calmement : détournement professionnel. Elle avait pris l’habitude de ne pas crier après ses élèves et avait compris depuis bien longtemps que se mettre en colère n’était pas la solution. Elle sourit au jeune homme pour lui montrer qu’elle ne lui en voulait pas. Pour rien au monde elle n’aurait laissé paraître la sensation de tristesse qui l’avait traversée quelques instants plus tôt.

À la surprise de la jeune femme, Judicaël se leva. Elle ne pensait pas qu’il partirait comme cela, sans même prendre la peine de lui répondre. Mais lorsqu’il revînt avec une fleur à la main et qu’il la lui tendit, elle lui sourit franchement. Elle ne s’attendait vraiment pas à cela de la part de l’adolescent et son geste lui faisait chaud au cœur. Emma prit la jonquille en le remerciant et écouta patiemment ce que le garçon avait à lui dire. Les excuses de son élève étonnèrent l’enseignante, elle n’était pas habituée à cela venant de sa part mais elle appréciait qu’il ait mis de côté sa fierté. Elle décida de le rassurer.

Ça va, ce n’est rien. Ça arrive à tout le monde de dire des choses qu’on ne pense pas, tu ne mérites pas d’être puni pour ça. Elle balaya le parc des yeux et ajouta en plaisantant : Même si je te donnerais bien une colle juste pour t’empêcher de sortir avec cette bande de bras cassés.

Le petit groupe d’adolescents était toujours là, en train de faire du skate board, mais aucun d’entre eux ne semblaient remarquer la disparition de leur ami, ils étaient trop occupés à soigner un de leur camarade dont le genou saignait abondamment. Emma ne pouvait se résoudre à punir Judicaël, ses excuses l’avaient touchée et elle ne voulait pas tout gâcher en le faisant culpabiliser. Elle coinça la fleur qu’elle tenait toujours à la main dans ses cheveux, se rassit et demanda à Jude :

Alors, dis moi ce que tu détestes autant au lycée, ce n’est pas ta prof de littérature tout de même ? Elle avait posé la question en riant mais avec ce que son élève venait de lui dire, elle n’était plus si sûre de la réponse.  

Judicaël n'avait pas envie de rire, ni même de sourire. La boutade d'Emma tomba à plat lorsque son élève se contenta d'hausser les épaules et de répondre que ces adolescents étaient les seuls à l'avoir accepté lorsqu'il est arrivé. Elle ressentit de la compassion pour le jeune homme, elle savait à quel point les humains pouvaient être méchants entre eux, notamment au collège et au lycée. Mais la vérité c'est que cela ne passait pas avec l'âge. Même les adultes ne cessent de se faire du mal, volontairement ou involontairement. Emma pouvait se venter d'avoir eu une enfance facile, elle avait beaucoup d'amis lorsqu'elle étudiait en Irlande et elle n'avait eu que très peu de querelles, mais elle savait que ce n'était pas le cas pour tout le monde. En encore moins pour Jude qui était particulièrement différent des autres garçons de son âge. Il éluda la question qu'elle lui avait posée à propos de ce qu'il pensait d'elle et lui avoua que le lycée en lui-même était le principal problème. Il n'avait pas le sentiment d'appartenir à cette ville, et ça, elle le comprenait très bien.

Premièrement Jude, les gens sont des gros nazes et l'ont toujours été, que ce soit au Texas ou en Géorgie, ou même à l'autre bout du monde. Tu ne devrais pas faire attention à ce que l'on dit sur toi. Elle repensa à son pays natal avant de poursuivre : Deuxièmement, je suis bien d'accord avec toi pour dire que Savannah n'est pas une ville très chaleureuse mais on y croise quelques personnes qui valent vraiment le détour, crois-moi. Tu finiras par trouver ta place ici. Regarde-moi, qui pourrait deviner que je viens tout droit d'Irlande ?

Emma fit un clin d’œil au jeune homme. En réalité, n'importe quel inconnu aurait pu deviner qu'elle était irlandaise. Cela avait beau faire six ans qu'elle habitait en Géorgie, elle n'avait toujours pas perdu l'accent typique à sa langue maternelle. Cela lui permettait de se démarquer des autres, et de temps en temps, elle appréciait de ne pas simplement se fondre dans la masse. Elle appréciait de se sentir exister, de se sentir vivre.

Emma ne put retenir son fou rire en entendant les propos de Judicaël. Venant d'un Texan, c'était assez ironique. Mais elle se rappela ce que lui avait raconté sa mère : lorsqu'elle avait rencontré son père pour la première fois, elle non plus n'avait pas voulu le croire quand il lui avait avoué être Irlandais, elle prétextait que c'était impossible. Les clichés ont la vie dure. Emma se calma et répondit, toujours en souriant.

Bien sûr que les Irlandais sont tous blonds ou roux, et mes parents sont des leprechauns. Tu devrais venir voir notre chaudron d'or un de ces jours. Elle fit une pause et reprit. Tu me diras où tu caches tes bottes de cow-boy par la même occasion.

Elle ria de nouveau devant le regard agacé du jeune homme. Elle trouvait la situation vraiment drôle et elle oublia presque de répondre à la proposition de Jude. Était-ce vraiment une bonne idée d'aller boire un verre avec son élève ? Après tout, il n'était pas rare que les gens se méprennent. Certains avaient tendance à voir le mal partout. Et c'était son boulot qu'elle risquait si une rumeur se répandait à leur sujet. Elle jeta un coup d’œil à sa montre et réfléchit encore quelques instants avant de répondre.

Volontiers ! Je ne voudrais pas te couper dans ton élan. Et puis, je t'avoue que j'ai soif aussi.

Après tout, ils n'allaient rien faire de mal. Elle avait tout à fait le droit de traîner un peu avec ses élèves. Elle prétexterait un cours particulier ou quelque chose dans ce genre-là si les choses venaient à s'envenimer. Emma rassembla ses affaires, vérifia qu'elle n'avait rien oublié et se leva, prête à partir.

L'enseignante se mit à marcher et ne se rendit pas tout de suite compte que l'adolescent avait ralenti l'allure. Un sanglot étouffé lui parvint enfin et elle se retourna, le front barré par l'inquiétude. Emma ne comprenait pas ce qui pouvait bien arriver à son élève. Quelques instants auparavant ils plaisantaient et elle ne se rappelait pas avoir dit quelque chose de mal. Mais elle avait assez entendu pleurer sa petite sœur lorsqu'elle vivait à Dublin, et la tentative de Jude pour masquer ses larmes n'était pas réussite. Elle s'approcha du garçon et tendit la main vers son épaule afin de lui rappeler sa présence.

Tout va bien Jude ! Ça va aller, d'accord ?

Il avait l'air tellement triste, tellement innocent comme cela. Elle ne savait pas ce qui pouvait bien se passer dans la tête de son élève mais peu lui importait. Tout ce qu'elle voulait c'était qu'il sache qu'elle était là pour lui, en tant que professeur mais aussi en tant qu'amie.