“Tout était parfait ou presque dans le meilleur des mondes. On ne raconte pas aux enfants ce qui s’est passé avant eux. D’abord ils sont trop petits pour comprendre, ensuite ils sont trop grands pour écouter, puis ils n’ont plus le temps, après c’est trop tard. C’est le propre de la vie de famille. On vit côte à côte comme si on se connaissait mais on ignore tous des uns et des autres. On espère des miracles de notre consanguinité : des harmonies impossibles, des confidences absolues, des fusions viscérales. On se contente des mensonges rassurants de notre parenté.
"
tu dors pas ? " rictus mauvais. "
tu vois bien que non." Il la sent s'agiter derrière lui, mal à l'aise, lasse, blessée. Peut-être même qu'elle a des larmes dans les yeux qu'elle essaie de retenir. Il pourrait s'en sentir mal, il devrait même, mais la vie c'est de la merde, il va falloir qu'elle s'endurcisse. Et puis, elle pleure tout le temps, Tetà. Son petit têtard, comme il disait quand ils étaient petits - elle détestait ça, lui, ça le faisait bien rire. Il écrase son mégot, se tourne vers elle. Il marque un temps face à elle, gauche. Il a envie de lui dire. "
bon, va te coucher, tu devrais pas être encore debout." Elle hésite, et hoche la tête. "
Bonne nuit", elle dit, elle hésite encore et lui aussi, puis elle fait demi-tour. Bonne nuit. Douce Tetà, toujours gentille, toujours aimable, malgré tout ce qu'il lui a fait. Il aimerait la prendre dans ses bras, la bercer un peu contre lui, la rassurer un moment. Mais ça fait tapette. Et puis, il sait pas comment faire. Il aimerait lui dire qu'il s'en va, qu'il en a marre d'être ici et qu'elle aussi, elle mériterait bien des vacances, lui dire de faire sa valise, comme celle qui l'attend dans sa chambre, mais les mots restent bloqués dans sa gorge. Et puis Tetà ferme la porte derrière elle.
Tant pis.
Elle verra bien demain qu'il est parti.
“J'avais la haine, mélange de peur, d'ignorance et de gêne"
Il se souvient plus trop comment il en est arrivé là. C'est comme si il avait toujours su qu'un jour ou l'autre, il raclerait le fond et qu'à ce moment là commencerait vraiment sa vie.
Peut-être que c'est quand papa est mort, quand il avait huit ans. Il se souvient de ce jour-là, plus que n'importe quel autre membre de sa famille. Il a toujours cru - su - que les petits ne pouvaient pas comprendre comme lui. Papa était un eu rustre, maladroit, comme lui. Papa, ses gestes tendres c'était une main maladroite pressé sur l'épaule, un sourire au milieu de sa barbe et un regard plein de fierté quand on ramenait une bonne note à l'école. Maman, elle faisait d'autres trucs à côté, elle buvait, et tout ça.
Jan s'est jamais entendu avec sa mère. Enfin, quand il était petit, ça allait. Mais quand il a grandi, c'était fini, et elle a rien fait pour l'en empêcher. C'est ça qu'il lui a toujours reproché : elle fait rien, elle a jamais rien fait. Jan oublie les premières années de son existence où il était choyé, ou elle faisait tout pour lui parce qu'il était incapable de marcher, parler, manger. Il ignore les photos d'une famille heureuse rien qu'à trois, puis à quatre, six et sept (qu'est-ce qu'elle fut courte, cette période).
Il faut croire qu'un beau jour, elle a abandonné.
Et puis Papa est parti.
Ils étaient si petits, tous, et il y avait tellement de larmes...
Jan avait Aélia dans les bras, elle pleurait sans savoir pourquoi, et il arrivait pas à la calmer. Maman était entourée par il ne sait pas trop qui, des membres de la famille qu'on a plus jamais revu depuis, ils lui donnaient des cocktails pour la requinquer. Les trois autres petits, ils étaient à côté de lui. Les inconnus de la famille les entouraient, Jan se souvient d'une tante, qu'est-ce qu'elle était belle. Peut-être pas la plus belle de la salle, mais ses vêtements avaient meilleure mine, son maquillage était parfait et elle dégageait une force, un calme, une bienveillance énorme. Elle s'est occupée d'eux ce jour-là.
Il ne l'a jamais revue.
La vie de Jan, c'est un peu une histoire basée sur des rencontres éphémères avec des inconnus qui lui ont sauvé la vie.
Il a commencé à fumer assez tôt, parce que c'était marrant de faire comme les grands. Il se donnait des airs de dur parce qu'on trouvait ça stylé, ça faisait glousser les gamines de 12 ans et ça lui plaisait. Avec l'âge, les films et les amis, ils sont passé à quelque chose de plus sérieux. De moins légal. Il a revendu à des amis, pour dépanner. Et puis on lui a parlé de marge et de profit, et puis maman était toujours en train de gueuler qu'il lui coutait trop cher, qu'elle avait pas assez pour ses bouteilles.
Qu'il lui faisait honte. A elle.
Mais à lui aussi.
Il s'est caché derrière la fumette et les éclats de rire des copains pour pas pleurer. Il a jamais vraiment pleuré depuis la mort de son père. Des larmes de douleur, des fois, les larmes de le honte et du mal des premières bastons. Il s'est jamais fait prendre, étonnamment.
Que ce soit la fumette en cachette dans les toilettes, les bastons en évènement dans la cour de récré (un tour chez le directeur, un pardon marmonné et un appel à la maison et c'était réglé, ça faisait circuler l'air dans les poumons de sa mère et ça lui faisait encore plus tourner la tête que l'alcool, alors il s'y faisait), la découverte des jeunes filles dans les vestiaires, la revente dans les parcs, les armes blanches menaçantes dans les sales quartiers.
Jan, on s'est toujours méfié de sa gueule d'ange, mais jamais pour les bonnes raisons. On pensait qu'il pourrait faire du mal aux autres en faisant croire n'importe quoi aux filles. C'est loin d'être son plus grand crime.
Il a refait le fil de sa vie dans le train qui le conduisait chez lui.
Chez lui.
Cet endroit qu'il a quitté il y a six ans, aucun diplôme en poche, de l'argent gagné salement dans un sac et des rêves à revendre. Il voulait découvrir le monde, s'assurer qu'ailleurs c'était pas aussi horrible. On lui a filé l'adresse d'un mec avec qui il valait mieux pas se friter ; lui il jouait à un autre niveau que leurs petits trafics d'ado ; et Jan s'est dit que ça pourrait être une bonne idée. Il avait nulle part d'autre où aller.
"
Je suis Aldo, j'ai vingt cinq ans", il a dit au premier gars qu'il a rencontré.
Aldo, c'était le deuxième prénom de son père. Il sait pas trop comment le gars l'a cru pour son âge, c'était peut-être la barbe, c'était peut-être la drogue, mais ça a marché.
Jan a découvert la vie à sa façon, et c'était pas joli-joli.
"
Tu me plais", elle avait dit. Jan avait sourit avec suffisance, ça faisait trois semaines qu'il était là et il se mettait déjà une bourgeoise dans la poche. Il lui avait raconté les mêmes histoires qu'aux autres, son âge, son nom, il s'était dit d'origines sud-américaines, mais que ses parents étaient des enfoirés donc il avait jamais vraiment su d'où il venait. (C'était facile, de se dire d'origines hispaniques quand on fait partie des bas-fonds).
Elle, elle était belle, blonde, blanche, pure. Elle était attirée par les bad boys comme son ultime rébellion contre ses parents, avant d'être bientôt scellée au mariage.
Ils ont vécu trois ans ensemble. Trois ans de pur profit, mensonges et infidélités de la part de Jan, trois ans de relation épineuse, envoûtante et pourtant sûre, pour elle.
Elle le touchait, des fois. Au fond, elle n'était que fragile et humaine. Souvent, il avait eu envie de lui dire qu'il n'était qu'une farce, qu'il ne fallait pas qu'elle s'attache. A la place, il avait mentit, encore une fois. "
Je te promets que quand j'aurais plus d'argent, je t'épouserais, un vrai mariage comme tu le mérites", il lui avait dit un soir, et elle avait pleuré de bonheur.
Il avait sérieusement commencé à se détester.
Bizarrement, ça a été la première fois où les remords avaient été assez forts pour qu'il repense à ses soeurs et à son frère. Sa bourgeoise avait moins besoin de lui que eux. Comment il faisaient, avec sa mère ?
Et puis l'autre qui croyait sérieusement qu'ils allaient se marier, alors qu'il avait à peine 24 ans ? Elle trouverait jamais sa vraie identité d'elle-même. Et si elle la trouvait, elle flipperait (du moins, il espérait).
Trois jours plus tard, elle s'était ramenée avec deux bagues. Une pour lui, une pour elle. Estimation ? 4 000$ la bague.
L'idée lui trottait en tête depuis un petit moment, mais c'est après le dîner familial pour annoncer la bonne nouvelle qu'elle est apparue comme une vérité : il fallait qu'il se casse de ce foutoir le plus vite possible.
Il s'est tiré comme le lâche qu'il avait toujours été, sans remords et dans la nuit.
Avec la bague, bien sûr.
Qu'il a revendue dès le lever du jour, pour se tirer et, finalement, rentrer chez lui.
Quoi que ce mot puisse bien signifier désormais.